un conte de toussaint
Le revenant - Dodiii ! Dodiii !
Le petit garçon avançait dans l'obscurité, précédé par le faisceau de sa lampe qu’il pointait dans toutes les directions espérant ainsi dénicher, au hasard, le petit cabri qu’il cherchait désespérément. Sa tâche s’était compliquée avec une pluie battante qui l’avait complètement trempé et qui sans protection, aucune, le refroidissait de la tête au pied. Ses larmes provoquées par la peur et la rage se mélangeaient à l’eau de pluie et dégoulinaient sur ses joues glacées. Il savait qu’il ne pouvait revenir sans l’animal au risque d’essuyer les foudres de son oncle. Il était environ vingt-deux heures et cela faisait plus d’une heure qu’il essayait de retrouver la bête. Il avait dépassé la carrière qui s’étendait derrière la case où il logeait et avait atteint la lisière des bois environnants. Son cœur battait à tout rompre tant il avait peur, dans son combat solitaire, pour tenter de se soustraire des ténèbres qui l'oppressaient. Une peur grandissante que le temps en galopant transformait en une véritable panique qui finit par le priver de sa raison. Des comportements incontrôlés lui échappèrent et il fonçait sans savoir réellement dans quelle direction aller. Les branches d’arbuste dérangées en pleine nuit le fouettaient sans ménagement. Les herbes coupantes lui lasseraient les jambes. La crainte de revenir à la maison sans le petit cabri et d’avoir à affronter son oncle était si grande qu’elle étouffait toute souffrance. A bout de force, il se laissa choir sur une pierre. Des sanglots, par vagues, lui traversèrent le corps imprimant à ce dernier, de violentes secousses. Transi de froid et de peur, il se ramassa sur lui-même et n’osa plus bouger de son siège providentiel.
- Est-ce cela que tu cherches ?
La voix le fit sursauter et son cœur pour le coup, tel un moteur qui s’essouffle, eut un ou deux ratés. Il leva la tête et pointa machinalement sa lampe dans la direction d’où venait la voix. Dans le halo de lumière qui s’était formé à travers la pluie, il découvrit un vieil homme tout déguenillé, tenant dans une main l’extrémité d’une corde au bout de laquelle était attaché Dodi. Son cœur se glaça entraînant le gel de son sang jusqu’aux extrémités du corps. Il fut dès lors paralysé, incapable de formuler la moindre réponse.
- Comment t’appelles-tu ?
C’est encore la peur qui dans un effet inverse lui enleva de la bouche la réponse qu’exigeait la question posée.
- Théo… Je m’appelle Théo.
- Théo, n’aie pas peur ! Je ne te veux aucun mal. Mais dis-moi, qu’est-ce qu’un enfant de ton âge a à courir après un cabri à pareille heure ?
Il se reprit lentement et finit par répondre en balbutiant
- C’est mon oncle…. Dodi s’est échappé… et il dit que c’est de ma faute.
- Comment ça de ta faute ? Tu vis seul avec lui ?
- Non ! Il y a aussi ma tante et leur fils …Sam… Il a, à peu près, mon âge.
- Où sont tes parents ?
- Je ne sais pas. Ils sont peut-être morts. Il faut …, Il faut, que je rentre maintenant et … merci pour le cabri.
- Allons-y ! Je vais t’accompagner.
Ils avancèrent en silence et au bout de quelques minutes, c’est Théo, qui osa poser une question qui lui brûlait la langue.
- Habites-tu … dans les parages?
L’homme qui visiblement ne s’y attendait pas, ne put cacher son embarras.
- Euh…Non ! Je viens de loin.
L’enfant n’osa plus parler et ils se séparèrent à portée de vue de sa demeure. Il attacha soigneusement l’animal, se changea et alla se coucher en évitant de faire le moindre bruit pour ne réveiller personne. En réalité il ne risquait pas de déranger les propriétaires de l'habitation qui dormaient au-dessus, tandis que lui-même couchait au sous-sol où il s'était aménagé un espace pour vivre. Le lendemain, au lever du jour, son oncle ne manqua pas de vérifier si la bête était rentrée avant de lui confier la liste des corvées du jour qui allaient du ménage aux animaux en passant par le jardin.
La vie n’avait point gâté Théo. Il vivait avec les Molosse depuis le début de l’année soixante-dix, lorsque, encore au bas âge, il fut abandonné par ses parents. Son père avait disparu, le premier, dès qu’il avait su que la jeune fille qu’il fréquentait était enceinte. Celle-ci, avait mis au monde son bébé avant de s’éclipser à son tour, laissant le nouveau né à son frère et à sa belle-sœur. Ces derniers, parents adoptifs malgré eux, pensèrent d’abord à déposer cette bouche à nourrir à l’assistance publique avant de prendre conscience des avantages qu’ils pouvaient tirer de la situation. A l’âge de dix ans Théo s’était déjà vu attribuer toutes les tâches que l’on confiait généralement à une servante ou à un jardinier. Pour se donner bonne conscience, ses parents d’accueil lui avaient taillé un costume sur mesure et le présentaient à tous comme une malédiction pour ceux qui l’avaient à charge. Ils justifièrent son absence sur les bancs de l’école par une paresse génétique, héritée de son père. Pendant ce temps leur fils, Sam qu’ils couvaient jalousement grandissait comme un petit prince.
Théo retourna plusieurs fois dans le bois, dans l’espoir de rencontrer le vieillard qui lui avait ramené Dodi. Il pensa même, à y aller de nuit mais renonça à l’idée de se faire prendre par son oncle. Quelque chose pourtant, du fond de son âme, lui faisait voir son salut dans ce vieil homme. Lui, qui par peur, prenait généralement d’infimes précautions pour ne rien laisser deviner sur son calvaire, s’était, pour la première fois, laisser négligemment, aller face à cet étranger. Un jour en fouinant dans la carrière, il fit une découverte pour le moins surprenante. Il tomba sur une motte de terre, cerclée de conques de lambi et ne tarda pas à comprendre qu’il s’agissait d’une sépulture. La tombe, enfouie dans un bosquet, était bien à l’abri des regards et la chance pour qu’on la découvrit était mince. A la Toussaint, sa famille d’accueil, fidèle à la coutume locale, après avoir rafraîchi la tombe de leurs défunts, le soir venu, se rendirent au cimetière pour y faire brûler des bougies. Théo profitant de leur absence se précipita sur la tombe dans le bois avec deux cierges qu’il leur avait dérobés. Il les alluma et s’assit sur une roche plate pour les regarder brûler. Perdu dans ses rêveries il n’entendit point dans son dos l’homme qui s’avançait et qui fut obligé de tousser pour se signaler. Il se retourna promptement et découvrit avec un mélange de crainte et de soulagement le vieillard qui venait vers lui.
- Décidément tu es un enfant peu banal. Venir illuminer une tombe perdue aux fins fonds d’un bois plutôt que d’aller au cimetière comme tout le monde. Pourquoi un tel choix ?
Théo ne sut quoi répondre et ne réussit qu’à murmurer un timide « je ne sais pas ». L’homme mettant fin à son embarras lui avoua
- En vérité je sais tout de toi, et je sais aussi ce que tu attends de moi.
Il s’écoula un silence que Théo, la gorge serrée fut impossible de rompre, laissant à nouveau l’initiative à son interlocuteur
- Tu sais Théo, je suis un homme sans âge et sans domicile. Je suis également sans nom. C'était il y a très longtemps et très loin d'ici, on m’a arraché, à ma terre, à mon village, aux miens, pour me jeter dans la gueule d’un monstre marin qui ne fit qu'une bouchée de moi et de mes malheureux compagnons. Il nous vomit des lunes plus tard sur cette terre inconnue et depuis, pour moi, le temps s’est arrêté.
- Mais tu devrais être mort alors, réagit vivement Théo, ne pouvant contenir sa surprise.
- En principe oui ! Mais il faut croire que même la mort ne peut venir à bout de ma malédiction.
- Qu’elle malédiction ?
- La vie… ma vie Théo.
- La vie serait-elle donc une malédiction ?
- La vie en général, non ! Mais la mienne oui ! Malgré tout ce temps mon âme brûle encore des souffrances que mon corps a enduré toute une existence. La vie ne devient une malédiction que lorsque la mort lui est préférable. La mienne semble même défier l’éternité. Heureusement que pour toi c’est loin d’être le cas et je compte bien faire en sorte qu’il ne le devienne jamais car je ne peux supporter ton exploitation honteuse que je considère comme une forme d’esclavage.
Après un temps mort quasi religieux, il ajouta:
- C'est terrible d'imaginer que des arrières petits-fils d'esclaves se comportent eux-mêmes comme des esclavagistes.
- Pourquoi la vie est-t-elle, à ce point, cruelle ?
- En réalité c’est l’homme et lui seul qui fait de la vie une cruauté ou une malédiction. Il a même imaginé le diable pour cela.
- Cela voudrait-il dire que … ce dernier n’existe pas vraiment ?
- Il existe dans la pensée de celui qui le crée ou qui l’accueille.
- Ma tante et mon oncle pensent que je suis une malédiction…
- Une pensée stupide qui leur permet de légitimer leur crime contre l’humanité comme c’était déjà le cas à l’époque de l’esclavage. Mon petit Théo la vie est un mystère qui échappe à l’homme et il faut bien plus qu’une existence pour y déchiffrer quelque chose. Et je sais de quoi je parle.
- Qui es-tu, au juste ?
- Pour toi je serai simplement le « revenant de la Toussaint ». Maintenant va et ne craint plus personne car désormais ton âme est libérée de ses chaînes.
Le temps se remit en marche et ramena Théo dans la réalité de la vie. Il se rendit compte qu’il était déjà très tard. Il remercia l’inconnu pour ses paroles empreintes de sagesse même s'il navait pas tout compris et prit congés de lui. Pour la première fois il s’apprêtait à retrouver ses bourreaux sans se soucier de leur humeur. Ceux-ci étaient déjà de retour et l’attendaient impatiemment. Dès qu’ils le virent, ils s’empressèrent de lui décharger sur le dos, toutes sortes de reproches sur son absence, alors même qu'il n'avait pas terminé ses corvées. Ce fut d’ailleurs assez pour justifier, une fois de plus, la pluie de coups de bâton qui s'abattit sur lui. Mais cette fois là, il se produisit quelque chose d’inexplicable. Sam se mit à se plaindre de douleurs qui allèrent en s’aggravant avec la correction infligée à Théo. Des plaintes qui d’abord n’inquiétèrent pas ses parents mais qui à la fin, finirent tout de même par les déranger et les obligèrent à arrêter leur bastonnade pour s’intéresser à leur fils. Comme ce dernier continuait à souffrir durant la nuit, ils décidèrent de le faire voir par un médecin sans attendre le lendemain et le conduisirent aux urgences de l’hôpital le plus proche. A leur grande stupéfaction, le praticien de garde qui ausculta leur fils, sur un ton grave, les accusa de maltraitance et les menaça d’aller tout déballer à la police s’il devait à nouveau arriver malheur à leur enfant. Le couple sous le choc, osa à peine deviner ce qui s’était passé. D’ailleurs cela n’avait plus d’importance à leurs yeux. Il fallait, coûte que coûte, se débarrasser au plus vite de Théo. Mais cela se révéla plus facile à dire qu'à faire car le sort du garçon affectait directement Sam qui, en l’occurrence, fugua chaque fois qu'on essaya d'éloigner Théo. Ses parents, de plus en plus inquiets cherchèrent, par d’autres moyens, à le libérer de celui qu’il considérait, désormais, comme le fils du diable mais toutes leurs tentatives furent vaines. Ils durent à la fin se rendre à l’évidence qu’ils n’avaient d’autre choix que d’accepter et de ménager Théo pour sauver Sam. Le premier vit alors ses mauvais traitements disparaître tandis que ses parents d’accueil continuaient à s’interroger avec effroi sur la manière dont le démon avait réussi à prendre racine dans leur foyer. Par honte ou par peur, ils évitèrent soigneusement d’en parler autour d’eux mais se rapprochèrent un peu plus, de Dieu, dans l’espoir qu'il affranchisse leur progéniture de la malédiction qui s'était abattue sur lui. Théo, quand à lui, eut enfin une vie presque normale et retrouva même, comme les enfants de son âge, le chemin de l'école. Il retourna plusieurs fois dans le petit bois mais ne réussit jamais à revoir le vieil homme. Il continua, néanmoins, à entretenir la tombe et à l’illuminer à chaque fête de la Toussaint.
Charles-Henri MARICEL-BALTUS